8 MARS 2025 : Pour une écologie intersectionnelle
7 Min. Lesen

Chaque année, l’équipe CELL participe à la marche féministe du 8 mars (appelée Fraestreik en luxembourgeois, ce qui signifie : grève des femmes) organisée par le JIF (Journée Internationale des Femmes) au Luxembourg. La réflexion et l’engagement féministe font partie intégrante des valeurs de CELL. L’année dernière, nous avions publié à cette occasion un article sur l’écoféminisme : « Ni les femmes, ni la planète ne sont des territoires de conquête ». Depuis trois ans maintenant, les femmes de l’équipe ne travaillent pas le 8 mars, en solidarité avec toutes les femmes du monde victimes des mécanismes de domination. Le but ? Construire la sororité, créer des relations bienveillantes envers soi, les autres et la planète.
Le pouvoir des images
Je me souviens distinctement du jour où j’ai compris le concept d’intersectionnalité. Ce n’était pas un lisant une définition du mot. C’était lors d’une exposition sur le genre au BOZAR à Bruxelles[1]. Je suis tombée nez à nez avec une photo de Zanele Muholi intitulée “Miss Lesbian”. La photo représente l’artiste, vêtu-e d’un justaucorps de Miss et perché-e sur des talons aiguille, posant devant l’objectif, les mains sur les hanches, le regard fier. L’arrière-plan, lui, contraste avec ce portrait vernis. Il révèle un fond noir délavé, une moquette sale, une chaise de bureau cassée. Passée autour de son corps en bandoulière, son écharpe de Miss affiche : BLACK LESBIAN.
Femme, noire, lesbienne : triple peine. Quadruple même, puisque l’artiste vient d’un milieu défavorisé d’Afrique du Sud. Quintuple même, puisqu’iel s’identifie en fait comme non-binaire. Quintuple peine dans une société où ces identités ou appartenances sont le plus souvent discriminées, dominées et maltraitées.
Grâce à cette photo, j’avais compris l’intersectionnalité bien avant d’entendre parler du mot : il est possible de vivre non pas une (comme moi), ni deux, mais plusieurs voire de multiples discriminations à la fois.
Vers une écologie intersectionnelle
Mais pourquoi je vous parle d’intersectionnalité sur le blog de CELL, une association écologiste ? Et puis c’est quoi exactement l’intersectionnalité ?
Selon le Larousse, l’intersectionnalité est la “prise en compte du cumul de plusieurs facteurs d’inégalité ou de discrimination”. C’est une notion employée en sociologie et en réflexion politique, qui désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société. Ainsi, dans l’exemple d’une personne appartenant à une minorité ethnique et issue d’un milieu pauvre, celle-ci pourra être à la fois victime de racisme et de mépris de classe. Le terme a été proposé par l’universitaire afroféministe américaine Kimberlé Williams Crenshaw en 1989 pour parler spécifiquement de l’intersection entre le sexisme et le racisme subis par les femmes afro-américaines.
Mais quel est le rapport avec l’écologie ?
De nombreux penseurs, comme Murray Bookchin (écologie sociale), Carolyn Merchant (écologie féministe) ou encore Leah Thomas (écologie intersectionnelle), ont montré que l’oppression des groupes humains (femmes, peuples autochtones, classes populaires…) et la destruction de l’environnement sont souvent le résultat des mêmes structures économiques et idéologiques. Selon elleux, le lien entre la domination des êtres humains et celle de la nature repose sur une logique commune : un système de pouvoir basé sur l’exploitation et la domination.
Depuis des siècles, la pensée occidentale a établi des oppositions rigides : humain vs. nature, homme vs. femme, civilisation vs. “sauvagerie”. Ces dichotomies ont servi à justifier l’exploitation : l’humain s’est positionné au-dessus de la nature, tout comme certaines catégories d’humains (les élites, les hommes, les colonisateurs) se sont positionnées au-dessus des autres. Le capitalisme a accentué cette dynamique, en transformant non seulement la nature, mais aussi certains humains en ressources exploitables pour le profit. La colonisation a soumis des peuples entiers à l’exploitation, en les assimilant à une nature sauvage à dominer. L’industrialisation et l’extractivisme à outrance ont accéléré la destruction des écosystèmes.
Dans son livre The Intersectional Environmentalist[2], Leah Thomas développe une vision de l’écologie qui prend en compte les questions de justice sociale. Elle critique l’approche traditionnelle de l’environnementalisme, souvent centrée sur la nature sans prendre en compte les inégalités systémiques qui affectent différemment les communautés marginalisées.
Le lien entre justice sociale et environnementale
Des courants comme l’écoféminisme montrent comment la domination de la nature et des femmes sont liées : l’exploitation des corps féminins (comme ressources reproductives) et celle de la Terre (comme ressources économiques) reposent sur des logiques similaires de contrôle. L’écologie intersectionnelle va plus loin, en intégrant les oppressions de classe et de race : les populations marginalisées subissent plus fortement les conséquences de la dégradation de l’environnement.
Un exemple flagrant parmi d’autres de cette discrimination fut, en 2005, les conséquence dévastatrices de l’ouragan Katrina qui a frappé le Sud de la Louisiane aux Etats-Unis. Lorsque l’ouragan a frappé la Nouvelle-Orléans, il a provoqué des inondations massives et la mort de plus de 1 800 personnes. Or, ce sont les communautés les plus pauvres et majoritairement afro-américaines qui ont été les plus touchées. Infrastructure insuffisante (les quartiers les plus vulnérables étaient souvent situés en zones basses, avec des digues mal entretenues), manque de moyens d’évacuation (beaucoup de résidents n’avaient pas de voiture ni de ressources financières pour fuir la ville, contrairement aux populations plus aisées qui ont pu quitter les lieux à temps). Mais aussi, et cela est inadmissible, une réponse gouvernementale inégale : Les secours ont mis plusieurs jours à arriver dans les quartiers pauvres qui étaient pourtant les plus touchés, révélant un traitement différencié des populations selon leur classe sociale et leur couleur de peau.
Ce cas n’est pas isolé, et s’inscrit dans un contexte plus large d’injustice environnementale, où les communautés marginalisées vivent souvent dans des zones à risque, subissent plus intensément la pollution (usines, décharges toxiques situées près des quartiers pauvres) et ont moins d’accès aux ressources pour se protéger des catastrophes écologiques. Sur ce sujet, lire le livre essentiel « Pour une Écologie pirate » de Fatima Ouassak[3] qui décrit la situation dans les banlieues parisiennes.
Vers un changement de paradigme
La domination des humains entre eux et celle de la nature sont profondément liées par une logique d’exploitation systémique. Remettre en question cette vision, c’est non seulement œuvrer pour la justice sociale, mais aussi pour une relation plus respectueuse avec la planète. C’est ce que nous nous efforçons de faire chez CELL. Notre défi est de passer d’un modèle de société fondé sur l’exploitation et la domination, à un modèle basé sur le respect, la réciprocité et l’interdépendance. Un monde où l’humain se considère comme partie intégrante des écosystèmes, plutôt que maître de ceux-ci.
Cette année, face à la montée du fascisme, de nombreuses voix s’élèvent pour faire de ce 8 mars la réunion de tous les engagements pour les droits sociaux : féministes, mais aussi défenseurs et défenseuses des communautés LGBTQIA+, antiracistes, anti-validistes… et bien sûr toustes les amoureux-ses de la nature. (Est-il utile de rappeler que les régimes fascistes comme celui de Trump aux Etats-Unis s’attaquent en premier lieu aux droits des femmes, des minorités et de la nature ?)
Alors, que vous soyez inquiêt·e·s face aux discriminations, au changement climatique ou à la montée du fascisme, rendez-vous ce samedi 8 mars pour la Marche Féministe.
[1]"Where We’re At! Other Voices on Gender”, BOZAR, Summer of Photography 2014
[2]The Intersectional Environmentalist: How to Dismantle Systems of Oppression to Protect People + Planet, Leah Thomas, 2022
[3]Pour une écologie pirate – Et nous serons libres, Fatima Ouassak, 2023
2402 Ansichten
0 Kommentare